The Social Network :
LA CRITIQUE LORS DE LA SORTIE EN SALLE DU 2010-10-13

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Un film sur la création de Facebook, nul n'en rêvait. Surprise : The Social Network est une sorte de tragédie grecque au temps du pixel roi, filmée avec la vigueur de Howard Hawks. Deux scènes suffisent à installer une tension insoupçonnée. D'abord, un magnifique dialogue de sourds entre un garçon et une fille ­attablés dans un bar, lui ne voyant pas ­venir le point de rupture que provoquera sa conversation de nerd, absconse, dénuée d'empathie. Ensuite, pendant que le générique d'ouverture défile, le long ­trajet du même garçon, ivre de dépit, à travers le campus et parmi les bâtiments de brique de Harvard, jusqu'à sa chambre d'étudiant. Le temps de gestation d'une vengeance.

Celui qui vient de se faire plaquer est Mark Zuckerberg, futur inventeur de Facebook, aujourd'hui multimilliardaire de 26 ans, fort des cinq cents millions de membres de son réseau social. Là, il n'a que 19 ans. L'acteur Jesse Eisenberg (découvert en fils de divorcés dans Les Berkman se séparent) lui prête ses traits encore enfantins, et un regard dur, insaisissable. The Social Network n'a rien des hagiographies lénifiantes, des biopics sans piques dont Hollywood gratifie les grands hommes (Ray pour Ray Charles). Mais ce n'est pas non plus un portrait à charge.

Le Mark de David Fincher, pirate informatique surdoué, est un solitaire, frustré, dépourvu de sens psychologique, exclu des groupes d'étudiants qui comptent. Son premier « fait d'armes » consiste à lancer, la nuit où sa copine le largue, un site de notation de toutes les filles de l'université. Déjà un énorme succès d'audience, déjà une raison, pour beaucoup, de lui en vouloir - au-delà de son immaturité de geek et de son machisme virtuel, il viole la sécurité du système informatique de Harvard et les données privées des étudiantes. Facebook est en germe, mais il faudra d'autres transgressions, d'autres meurtres symboliques pour en faire un phénomène mondial.

Alors que tout s'est joué sur des écrans d'ordinateur, Fincher, réalisateur visuel (de Seven à Benjamin Button), rompu aux ruses numériques, fait le choix, éclatant, d'un grand cinéma de personnages, de récit, de dialogues. Un cinéma romanesque, où s'enchevêtrent les blessures narcissiques, les rivalités et les trahisons, sur fond de vie étudiante méticuleusement reconstituée : ces hommes qui, quelques années plus tard, se disputeront devant les tribunaux des millions de dollars, et bien plus, sont montrés la plupart du temps en chaussettes ou en mules de sport (Mark ne quitte jamais les siennes), devant leurs bières, dans les chambres sans âge de Harvard. Les plus chics sont les jumeaux Winklevoss, genre fils de sénateur républicain, s'appuyant sur Mark pour créer un réseau, avant que celui-ci ne les devance.

Car tout va très vite. Vitesse de la propagation des trouvailles informatiques. Vitesse de la croissance de Facebook. Vitesse de la destruction de l'unique amitié de Mark, sous l'influence d'un « e-businessman » fêtard venu de la côte Ouest pour rafler la mise - le chanteur Justin Timberlake, crédible, tout en fausse désinvolture écoeurante. Cette vitesse, le film l'incarne aussi dans des échanges crépitants, des reparties cinglantes, des joutes verbales spectaculaires. Et dans une chronologie mouvante, qui juxtapose la période des débuts, en octobre 2003, et celles des procès successifs.

C'est un changement de civilisation que The Social Network fait apercevoir. Entre le réseau social à l'ancienne, cercle plus ou moins fermé, que les jumeaux Winklevoss voulaient juste transposer sur le Net, et Facebook, il y a déjà un monde, des siècles. Mais, surtout, l'amoralisme de Mark - qui fait table rase de la notion d'intimité, et qui n'hésite pas à utiliser la résonance d'Internet pour régler des comptes personnels - n'est pas traité à la légère : c'est l'un des sujets du film, peut-être la clef du parcours exceptionnel qui conduit le jeune homme de la solitude à la solitude - avec un demi-milliard d'« amis ».

Finalement, dans la bataille (déjà perdue ?) du cinéma contre l'Internet, le plus vieux marque cette fois un point. Facebook contribue chaque jour à abolir tout secret, à rendre transparents des centaines de millions d'adeptes, devenus directeurs de leur propre communication, plus ou moins avisée. Le film de David Fincher, magistral, rétablit au contraire le mystère, remplace les affirmations satisfaites par des questions déchirantes, et réussit à faire de Mark Zuckerberg, sinon une belle figure tragique, du moins une énigme. Et dire qu'il s'en plaint déjà...



Louis Guichard Télérama